• De la Terre au Ciel (2)

    Et soudain, comme si quelqu'un a entendu mon souhait et a accepté de le réaliser, au détour d'une rue non loin du lieu de ma mort, je vois un homme, avancer doucement dans la rue. Il est grand, et il a une allure assez pathétique, tentant tant bien que mal d'avancer, tanguant dangereusement de droite à gauche, de gauche à droite. Son manteau abîmé, reprisé de multiple fois, sans aucun doute, ses mitaines qui le sont tout autant. Le reste de sa tenue vestimentaire me rappelle vaguement quelque chose, comme si je l'ai déjà vu quelque part. Je décide de le suivre. Qui sait, peut-être qu'inconsciemment, il pourra m'aider ? Après quelques minutes de marche, il s'arrête devant un hangar délabré, et à l'abandon. D'autres personnes sont là également, mais il les ignore en allant s'asseoir dans un coin sans leur adresser un mot. Il sort ensuite un paquet de cigarettes, ainsi qu'un briquet de sa poche, dans l'intention de fumer. Je ressens un sentiment de dégoût, qui me semble étrange étant donné ma situation. Sans doute que je ne supportais pas l'odeur de mon vivant … Un autre homme, à l'allure tout aussi misérable, s'approche et s'installe à côté de son ami. Du moins, je suppose que c'est le cas.

    -Hep Greg' ! Qu'est-ce que tu fous tout seul ? Lui demande-t-il.

    -Je fume, ça se voit pas ? Lui répond-t-il simplement, sans lui prêter une grande attention.

    Un silence s'installe entre eux ensuite. L'un fume, tandis que l'autre dont j'ignore le nom fixe le sol, cherchant sans doute ses mots, réfléchissant à un sujet de conversation ou le pourquoi de l'air maussade de son camarade.

    -Tu as des nouvelles de tes mômes ? L'interroge le fumeur.

    -J'ai vu mon frère aujourd'hui. Il m'a dit que ma fille a eu son bac mention bien ! Mais c'est seulement maintenant que je l'apprends, tu te rends compte ?

    Nouveau silence. L'ambiance est lourde entre les deux hommes. Chacun est perdu dans ses pensées, songeant à leurs proches, ou même à leur vie passée, avant qu'ils atterrissent ici, et deviennent ce qu'ils sont aujourd'hui. Au bout de quelques minutes, le père de famille laisse échapper un soupir de lassitude.

    -Tu as entendu parler de la gamine qui a été renversée ? Le questionne-t-il.

    -Ouais. J'étais là. Dit-il dans un haussement d'épaules.

    -Ah ? Les flics ont dû te poser des questions, non ?

    -Je me suis barré avant. Je n'ai rien vu de toute façon, la fille était déjà par terre quand je suis arrivé.

    Ils ne parlent plus, et moi, je comprends pourquoi ce Greg me disait quelque chose. Il était là au moment de ma mort. Mais quelque chose que je ne saurai décrire me dit qu'il est bien plus qu'un simple témoin de mon décès.

    -Et dire qu'elle avait quinze ans. Soupire le plus bavard des deux hommes. C'est jeune pour mourir.

    -C'est la vie. On ne peut rien y faire.

    -C'est triste, je n'ose même pas imaginer le chagrin de ses parents.

    -Ouais.

    Plus un mot n'est prononcé, et seul le bruit du vent contre les vitres du hangar et le crépitement des flammes du feu de fortune non loin empêche le silence de s'installer. Greg continue de fumer sa cigarette, ignorant simplement son comparse, tandis que ce dernier a le regard perdu dans le vague. Il ouvre de temps à autre la bouche, comme s'il voulait dire quelque chose, mais il finit toujours par la refermer, ne trouvant peut-être pas les mots, ou par manque de courage de dire le fond de sa pensée. Il finit par se lever, sans qu'aucun son ne perce le barrage de ses lèvres, et s'éloigne vers un groupe de personnes, laissant son ami dans sa solitude. Celui-ci ne réagit pas, d'ailleurs, à ce départ, comme si ça lui est égal. Et soudain, des larmes commencent à couler de ses yeux verts. Doucement, tout d'abord. Puis ensuite, il jette sa cigarette à peine entamée au loin, le plus loin possible, et là, il éclate franchement en sanglot, la tête entre ses mains. J'ignore pourquoi, mais j'ai de la peine pour lui. Je me mets à imaginer tout un tas de scénari, le plus plausible étant celui où ma mort lui en rappelle une autre qui l'a beaucoup marqué. Parce qu'il ne me connaissait pas, la fin de ma vie ne peut donc pas le toucher plus que ça. Je m'approche de lui, de cet inconnu. J'aimerai le consoler, lui dire que tout va bien, que tout va s'arranger, même si je ne sais pas pourquoi il pleure. Mais je ne peux pas. J'assiste impuissante à la scène. Je lève la tête vers les autres sans abris, mais aucun d'entre eux ne fait attention à lui, pas même son ami. Peut-être veulent-ils respecter sa peine, son chagrin, en le laissant seul ? Ou peut-être que Greg ne veut pas de leur aide, et qu'ils savent qu'il les enverra balader s'ils s'approchent ? Je n'en sais rien, et je n'aurais jamais la réponse.

    Je m'éloigne de lui, ne supportant plus son désarroi. Je recule, les abandonnant, ces vivants malchanceux. Je sors en courant du hangar, ne voulant plus voir cette misère.

      

      


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